Chapitre 12
Il y eut pas mal d’activité dans l’entrée au cours de la demi-heure qui suivit. Je n’y participai d’aucune manière, étant dans l’incapacité de voir ce qui s’y passait, mais je pus l’imaginer d’après les bruits.
Quelqu’un s’employa à aspirer toutes les petites étiquettes que le Taser avait dégueulées partout. Quelqu’un d’autre – ou peut-être la même personne – lessiva le sang sur le sol, projetant une bouffée d’odeur d’eau de Javel dans le salon. Mon estomac se retourna de nouveau et j’envisageai d’aller patienter dans la voiture.
Finalement, Adam, toujours dans le corps de Cooper, mais arborant un pantalon propre, entra dans le salon en boitant, son hôte et Raphael sur les talons. Si Adam était capable de marcher sans assistance, c’était qu’il avait déjà dû bien œuvrer pour guérir la blessure de Cooper.
Adam conduisit le corps de Cooper sur la causeuse disposée en diagonale du canapé sur lequel Barbie était toujours allongée, et il s’y assit.
— Est-ce que Cooper est toujours vivant à l’intérieur ? lui demandai-je.
— Ouais, et il me le fait sentir. De plus, il est assez soigné pour ne pas avoir besoin de l’intervention d’un médecin. Tommy, tu veux bien t’approcher pour t’assurer que M. Cooper reste assis quand je ne serai plus là. Et Adam, viens vite me sauver !
L’hôte d’Adam lui adressa un petit sourire satisfait.
— Tu n’apprécies pas le séjour ?
Adam émit via la gorge de Cooper un étrange grondement qui ne sembla pas vraiment menaçant. Son hôte éclata de rire. Puis il traversa la pièce et lui tendit la main.
Adam s’y agrippa, mais attendit pour se transférer que Raphael vienne se poster près de Cooper.
Sans que quiconque parle, il ne fut pas difficile de constater que le transfert avait eu lieu. L’hôte d’Adam avait l’air d’être toujours le même qu’il soit possédé ou non. Je notai cependant un léger changement dans son attitude que je n’aurais certainement pas décelé si je ne l’avais pas aussi bien connu. Et, même si je n’avais pas détecté ce signe, l’affaissement soudain des épaules de Cooper l’aurait trahi.
Adam vint s’asseoir sur le bord du canapé, obligeant Barbie à bouger ses fesses.
— Montre-moi cette main, dit-il en soulevant le sac de glace sans demander la permission.
D’où j’étais, je n’aurais su dire si c’était grave et je ne comptais pas me lever pour mieux voir. Adam fronça les sourcils en inspectant la main.
— Veux-tu que je la soigne pour toi ? demanda Adam. Cela prendrait des heures pour la guérir complètement, mais je peux faire en sorte qu’elle ne soit plus aussi douloureuse.
Barbie le regarda avec prudence, les yeux écarquillés. Même si nous étions différentes, je n’avais aucun problème à deviner ce qui lui passait par la tête en ce moment même. Elle se rappelait la prestation d’Adam avec cette pauvre Mary au club et se demandait si elle pouvait supporter l’idée d’autoriser cette créature à pénétrer dans son corps, ne serait-ce que pour la soigner.
— Je pense que je vais m’en passer, répondit-elle. Ça n’a rien de personnel, mais si quelqu’un doit posséder mon corps, je préfère que ce soit Saul.
Adam acquiesça. Avait-il lu la même chose que moi dans le regard de Barbie ou avait-il cru à son excuse ?
— Assure-toi juste que personne ne voie ta main blessée. Qu’une main dans cet état puisse guérir en une nuit pourrait provoquer quelques questions.
Même dans les États les plus tolérants vis-à-vis des démons, transférer un démon au contact de la peau est illégal ; que les deux protagonistes soient consentants importe peu. Ceux qui détestent et craignent les démons – environ la moitié de la population des États-Unis – se sentent rassurés par ce type de protection légale et se fichent du nombre de vies qui pourraient être sauvées et de savoir combien la douleur pourrait être évitée si on pouvait se servir des démons comme de guérisseurs. Évidemment, je soupçonnais qu’Adam était loin d’être le seul démon à pratiquer ce type de soins illicites.
— Je ferai attention, promit Barbie.
Adam reposa le sac de glace sur sa main. Elle crispa les paupières sans montrer aucun autre signe de douleur.
Nous tournâmes ensuite tous notre attention vers Cooper qui avait l’air petit et fragile à côté de Raphael.
— Est-ce que tu as pu lui soutirer quelque chose d’utile ? demandai-je à Adam.
Il acquiesça, mais j’eus le sentiment que ce qu’il avait appris le tracassait.
— J’ai le nom de celui qui est responsable du recrutement illégal : Jonathan Foreman. Cooper ne connaît pas son adresse, mais je suis sûr de pouvoir la trouver.
Raphael, debout derrière le canapé, se pencha pour poser ses mains sur les épaules de Cooper, tout près de son cou.
— Très bien, dit-il. Ce qui veut dire que nous n’avons plus besoin de Cooper.
Ce dernier laissa échapper un cri de panique quand les mains de Raphael encerclèrent son cou. Il enfonça ses ongles dans les mains du démon, laissant des marques rouges sur la peau de Raphael, mais ses efforts n’auraient probablement pas réussi à le délivrer de Tommy, encore moins de son démon.
— Ne t’avise pas de le tuer ! dis-je en jetant un regard empli de colère à Raphael.
Il haussa les sourcils, l’air légèrement curieux, pendant que Cooper continuait à battre l’air de ses mains.
— Et pourquoi pas ? Après tout ce qui s’est passé ce soir, il ne peut que nous attirer de gros ennuis.
Le visage de Cooper vira au rouge et il produisit des petits halètements pathétiques. Je haïssais cet homme de tout cœur et j’avais de bonnes raisons de souhaiter sa mort pour certaines choses qu’il m’avait faites par le passé, mais je n’avais pas encore trouvé en moi la force de détourner les yeux pendant que quelqu’un se faisait assassiner. Et j’espérais que ce jour n’arriverait jamais.
— Parce que nous sommes censés être du bon côté, dis-je, et que nous ne sommes donc pas supposés assassiner des gens. Maintenant, lâche-le !
Raphael, bien sûr, ne tint pas compte de ma remarque. Je regrettai que mon Taser soit déchargé parce que moi, misérable femme humaine, je ne pouvais rien tenter sans arme contre Raphael.
— Adam ! lançai-je. Fais quelque chose !
Adam m’adressa un regard, à la fois impassible et entendu. Il approuvait certainement ce que faisait Raphael. Et de toute façon, dans le cas contraire, ce dernier était plus haut placé dans la hiérarchie. Seul Lugh pouvait arrêter son frère et il ne semblait pas vouloir se porter volontaire pour cette mission.
Alors que j’essayais de trouver un plan C, Raphael libéra soudain la gorge de Cooper. Ce dernier aspira de grandes goulées d’air en portant ses mains de manière protectrice à sa gorge comme pour empêcher Raphael de recommencer à l’étrangler.
Celui-ci afficha un sourire satisfait.
— Je serais d’avis de le tuer et de cacher son corps là où on ne le découvrira jamais. (Il regarda Adam.) Tu as eu un contact intime avec lui. Tu crois que si je lui rappelle que je peux changer d’avis et m’en prendre à lui n’importe quand, il serait assez malin pour la fermer ? (Raphael reporta son attention troublante vers Cooper.) Tu vas devoir te faire discret afin que tu n’aies pas à dire à tes amis de la Société de l’esprit que ton démon n’est plus là, mais je sais que tu en as les moyens.
Adam adressa un sourire sauvage à Cooper.
— Qu’en penses-tu, Brad ? Tu vas aller bavasser à droite à gauche ou tu préfères rester en vie ?
Cooper, qui haletait et toussait toujours, parvint à bégayer la promesse qu’il ne parlerait à personne de ce qui s’était passé ce soir. Pour être honnête, je n’étais pas sûre de le croire. Mais Adam semblait penser qu’il ne raconterait rien et Raphael, pour la seconde fois ce soir-là, faisait preuve de ce qui ressemblait à de la pitié. Je n’allais pas demander qu’on sacrifie Cooper, pas alors que je m’étais apprêtée à faire l’effort héroïque de le sauver.
Nous sortîmes tous ensemble de la maison en laissant Cooper sangloter sur la causeuse. Adam transportait un sac-poubelle contenant les vêtements ensanglantés de Cooper, le sac de l’aspirateur, le coussin qui avait servi de silencieux de fortune et les serpillières qu’ils avaient utilisées pour laver le sol – les preuves que nous nous trouvions chez Cooper ce soir-là et que nous l’avions blessé. Adam allait être obligé de « perdre » son Taser d’une manière ou d’une autre. Ça ne plairait pas à sa hiérarchie – une perte comme celle-ci ne pouvait qu’éveiller les soupçons –, mais il n’avait pas le choix : il aurait du mal à expliquer pourquoi le Taser n’avait pas seulement été utilisé une fois, mais plusieurs, et ce alors qu’Adam n’était pas de service.
Une fois la porte de la maison fermée derrière nous, Raphael se tourna vers moi avec un petit sourire et une étincelle – que je soupçonnai être de malice – dans l’œil.
— Toi et moi, on est parfaits dans le numéro du bon et du mauvais flic. On devrait recommencer un de ces jours.
— Va te faire foutre, répondis-je avec mon tact et mon élégance habituels. Il aurait pu mourir avant que tu te décides à écouter le bon flic.
Je ne comprenais d’ailleurs toujours pas pourquoi il avait tenu compte de ce que j’avais dit. Raphael balaya ma remarque d’un geste de la main.
— Tu as entendu les petits bruits qu’il faisait ? gloussa-t-il.
Je retroussai la lèvre avec mépris.
— Tu trouves ça drôle ? Pourquoi, espèce d’ignoble…
Raphael ne me laissa pas finir, me coupant le sifflet d’un regard furieux et d’un grondement qui me fit involontairement reculer d’un pas. Il secoua la tête dans ma direction, visiblement de dégoût, puis se glissa dans sa voiture en claquant la portière si fort derrière lui que je fus surprise que le métal ne se froisse pas. J’aperçus son visage quand la voiture recula avant de s’envoler pratiquement de l’allée. Il était sérieusement en colère et j’espérais qu’il n’allait pas rouler sur un piéton innocent.
Je secouai la tête.
— Pourquoi est-il en colère contre moi ? demandai-je à personne en particulier. Il aurait dû se douter que de se vanter comme ça allait me blesser.
— Il ne se vantait pas, répondit Adam. Il faisait remarquer que Cooper faisait du bruit, ce qui signifiait qu’il pouvait respirer. Pas d’air, pas de bruit.
Adam ne me jeta même pas un regard après m’avoir fait remarquer quelle idiote j’avais été, et Barbie s’en abstint également. Au temps pour mes efforts fournis à accorder le bénéfice du doute à Raphael. Quand je retrouvai enfin mon sang-froid, Adam et Barbie traversaient la rue et je dus courir pour les rattraper.
Le trajet retour vers le centre-ville fut silencieux. Barbie avait trop mal pour faire la conversation et ni Adam ni moi n’avions envie de bavarder. Je ne comprenais toujours pas pourquoi Adam et Raphael avaient laissé Cooper en vie. Cela ne leur ressemblait tellement pas.
— Une idée, Lugh ? demandai-je, mais apparemment nous étions de nouveau dans une période de silence.
Je ne comprenais pas non plus ce que cela signifiait.
Mon estomac était toujours mécontent et je sentais les prémices d’une migraine poindre à l’arrière de mes yeux. Je laissai donc tomber mes interrogations pour le moment. Je fermai les paupières et m’appuyai contre le repose-tête en essayant de faire disparaître la nausée. Au moins Adam conduisait prudemment, il ne prenait pas les virages sur deux roues ni ne démarrait au quart de tour quand les feux passaient au vert. Je crois qu’il ne voulait tout simplement pas que je vomisse dans sa voiture.
Nous nous arrêtâmes d’abord à l’appartement de Saul pour déposer Barbie. Il vivait dans une petite résidence privée. Il fallait sonner pour entrer, mais il n’y avait ni portier, ni accueil. Personne pour remarquer la blessure apparente de Barbie avant que Saul la cache derrière les portes closes afin de la guérir.
Je fermai les yeux dès qu’Adam redémarra. J’avais hâte qu’il me dépose pour m’allonger dans une chambre sombre et espérer dissiper les effets secondaires dans le sommeil.
— C’était vraiment gentil de ta part de proposer de soigner Barbie, me surpris-je à déclarer sans avoir eu l’intention de dire quoi que ce soit.
Malgré mes yeux clos, je devinai qu’Adam haussait les épaules.
— Ça me semblait normal. Elle m’a peut-être sauvé la vie, après tout. Du moins, la vie de mon hôte. Le démon de Cooper n’était pas un démon de base.
C’était ce qu’il me semblait, vu l’effort que j’avais dû fournir pour l’expulser. Ça n’était pas bon signe. Si on devait gérer un afflux important de démons sur la Plaine des mortels, est-ce qu’on n’aurait pas pu au moins n’avoir que des mauviettes comme Mary ?
— Pourquoi Raphael et toi avez-vous laissé Cooper en vie ? demandai-je, ma bouche toujours sur pilote automatique.
Mon esprit conscient aurait préféré ne pas poser cette question, de peur que le fait d’en parler fasse changer Adam d’avis. Mais la nausée affaiblissait mes inhibitions et mes lèvres posèrent cette question sans l’autorisation de mon cerveau.
De nouveau, je sentis Adam hausser les épaules.
— Je ne peux pas m’exprimer pour Raphael. Mais personnellement, je n’ai pas osé le tuer. Nous avons nettoyé les preuves du mieux que nous avons pu mais, si nous avions laissé un cadavre derrière nous, il aurait suffi d’un seul cheveu ou qu’un témoin nous ait vus entrer ou ait remarqué la voiture pour m’impliquer. Et si nous n’avions pas abandonné le cadavre, nous aurions été obligés de le sortir de la maison, ce qui aurait été vraiment risqué.
J’ouvris un store pour regarder le profil d’Adam.
— Alors si tu avais pensé pouvoir t’en sortir sans ennui, tu l’aurais tué ?
Il s’arrêta à un feu rouge, mais ne se tourna pas vers moi.
— Oui. Je suis désolé si cela choque ta moralité, mais laisser Cooper en vie est dangereux. Il se peut qu’il ait assez peur de Raphael pour se taire mais, encore une fois, il peut très bien avoir le courage de parler s’il ne nous a pas sous le nez.
Le feu passa au vert. Je refermai ma paupière sans faire de commentaire. Tout ce que disait Adam était vrai. Je n’étais pas obligée d’apprécier ni même d’être d’accord avec lui. Au moins, je comprenais ce qu’il disait. La clémence de Raphael était un peu plus mystérieuse à mes yeux, mais il était fort probable que je ne comprenne jamais ce démon. Son esprit est le labyrinthe le plus complexe que je connaisse et je m’y perdrais très vite si je m’y aventurais.
Je me rappelai combien Adam avait eu l’air mécontent quand il avait quitté Cooper pour se transférer de nouveau dans son hôte. Il ne nous avait pas expliqué sa réaction, même si je n’avais pas été surprise qu’il ait décidé de se taire devant Cooper.
— Qu’as-tu appris d’autre pendant que tu faisais intimement connaissance avec Cooper ? demandai-je. Tu semblais tracassé.
Le soupir profond qu’émit Adam exprimait tout son mécontentement.
— Nous avions raison concernant la campagne de recrutement, elle ne se limite pas à Philadelphie. Et Cooper semble penser qu’une centaine de nouveaux démons – certains légaux, d’autres pas – sont arrivés sur la Plaine des mortels au cours des six dernières semaines. Et ce chiffre ne concerne que sa région.
Je me redressai sur mon siège en ouvrant d’un coup les yeux.
— Merde ! Ça fait un sacré paquet de démons ! Si nous laissons cette opération se poursuivre, Dougal aura une armée considérable à son service.
— En effet, reconnut Adam.
Il n’avait apparemment rien d’autre à ajouter, ce qui était probablement mieux.
L’inquiétude me frappa sans prévenir alors que je me trouvais dans l’ascenseur et montais vers mon appartement. Si Cooper était un hôte légal et répertorié, cela signifiait que la Société de l’esprit avait sérieusement revu ses critères de choix. Malheureusement, Cooper n’était pas la seule personne de ma connaissance dont le souhait le plus cher était d’héberger un démon.
Je me précipitai sur le téléphone et appelai ma mère dès que j’eus refermé la porte de l’appartement. Après la mort de mon père, nous étions parvenues à une trêve précaire. Nous nous parlions à peine. Pourtant, j’étais certaine que, malgré le sentiment de malaise qui planait entre nous, elle ne pourrait s’empêcher de m’appeler si son vœu d’être un hôte se réalisait enfin. Mais « être certaine » ne suffisait pas.
À mon grand soulagement, elle m’assura qu’elle ne prévoyait absolument pas d’héberger un démon.
— C’était un rêve de jeune fille, m’avoua-t-elle avec nostalgie. Il y a bien longtemps que je n’en suis plus une.
Je parvins à garder pour moi ce que je pensais de ce rêve et notre conversation s’avéra être une des plus cordiales que nous ayons jamais eues. Ensuite, l’estomac et la tête toujours en vrac, je décidai d’aller me coucher tôt. Tout semblerait plus rose le lendemain, après une bonne nuit de sommeil, me rassurai-je.
Mais j’avais tout faux.